1 septembre 2013
Par Ianik Marcil, économiste indépendant
Dans un document promotionnel destiné à ses clients, la firme de consultants Deloitte l’affirme clairement : « L’accent mis sur les résultats [des obligations à impact social] constitue une révolution par rapport aux modèles de financement traditionnels de nombreux organismes de prestation de services à but non lucratif1. »
Cette « révolution » ne date pourtant pas d’hier. Les « obligations à impact social » ne constituent rien d’autre qu’une étape supplémentaire du développement hégémonique de la « nouvelle gestion publique » (new public management) un ensemble idéologique qui a redéfini la manière de fournir les services publics depuis l’ère Thatcher, qui en a été la grande architecte2.
L’idéologie sous-jacente à la nouvelle gestion publique est simple : la gestion des affaires de l’État ne diffère pas de celle de la gestion privée. Mieux : l’État doit appliquer les règles de la gestion privée à celle des services publics. Ce transfert de règles de fonctionnement économique privé – transposition voire mimétisme au sein des institutions de l’État de la logique du marché, de l’efficacité, de la performance, des résultats – dénature complètement, à terme, les institutions publiques. Le politologue Michael Moran résume clairement les impacts de cette vision du monde : « Institutionnellement, ce développement a causé nombre de conséquences; cela aura brouillé la séparation traditionnellement construite entre “ État ” et “ marché ”; renversant ainsi les “ constructions ” traditionnelles de la politique et de l’économie; et, plus concrètement, cela aura été un important moyen d’introduire les “ cultures d’entreprise ” dans le secteur public3. »
Dans ce contexte, les obligations à impact social font craindre, avec raison, un nouveau désengagement de l’État. Or, leur impact est encore plus important : il s’agit d’un désengagement politique envers les citoyens et de ceux-ci envers la chose publique.
Le principe de fonctionnement de ces obligations est simple : le financement de programmes sociaux spécifiques repose sur des objectifs (quantitatifs) fixés à l’avance entre un prestataire privé de services (typiquement, un organisme à but non lucratif ) et l’État et les fonds proviennent d’intermédiaires privés (par exemple : fondation caritative). À terme, l’organisme finançant le projet sera remboursé et recevra une prime de la part du gouvernement, en fonction de l’atteinte de ces objectifs. Si ces objectifs ne sont pas remplis, l’intermédiaire perd sa mise.
Conséquence : l’État n’intervient ici qu’à titre de « facilitateur » dans une transaction privée. En présentant cette nouvelle manière de faire, la ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences du Canada, Diane Finley, a assuré que le gouvernement continuerait à offrir des services publics. Ça n’est pas, encore une fois, le désengagement de l’État que l’on doit craindre, à court terme. Bien pire – c’est la vision même de l’État qu’on saccage.
Le philosophe Alain Deneault analyse dans son dernier ouvrage les impacts politiques de cette vision de la politique comme « gouvernance » et note que le gouvernement y est « restreint lui-même au simple rôle de partenaire dans l’ordre de la gouvernance, n’encadre plus l’activité publique, mais y participe à la manière d’un pair4. »
Les institutions publiques ne se réduisent pas à un ensemble d’organisations qui fonctionnent à la manière d’une entreprise privée. En démocratie, elles doivent également être l’espace de la délibération collective, celui de la solidarité entre les citoyens et celui du développement social à long terme. Trois dynamiques qui sont niées par la nouvelle gestion publique en général et par les obligations à impact social en particulier. Réduire le développement communautaire et les services sociaux à un éventail de programmes aux objectifs quantifiés, c’est nier leur nature profondément politique – c’est-à-dire de devoir s’ancrer dans la vie démocratique de la société. Faire de l’État un simple facilitateur dans une transaction financière pour le soutien aux services sociaux et communautaires détruira à terme sa légitimité politique aux yeux des contribuables, qui ne verront plus sa finalité, limité qu’il sera à devenir un acteur privé parmi d’autres.
1 Deloitte, Payer pour obtenir des résultats: Résoudre les questions complexes de notre société grâce aux obligations à impact social, [Toronto], Deloitte & Touche s.r.l., 2012, p.5.
2 Cf. Owen Hughes, Public Management and Administration: An Introduction, Londres, Pal-grave Macmillan, 3e éd., 2003.
3 Moran, Michael, « Economic institutions », in: R. A. W. Rhodes, Sarah A. Binder et Bert A. Rockman (dir.), The Oxford handbook of political institutions, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 157 (ma traduction).
4 Deneault, Alain, Gouvernance: Le management totalitaire, Montréal, LUX Éditeur, 2013, p. 81