8 février 2022

Droit au logement : le privé n’est pas la solution

Ce qui n’était jusque-là qu’une simple rumeur a finalement pris une forme bien réelle avec la présentation du mini-budget du ministre des Finances fin novembre, alors que ce dernier a annoncé la création d’un nouveau programme de logements abordables destiné à remplacer le programme AccèsLogis (ACL).

On savait que le ministère des Affaires municipales et de l’Habitation et la Société d’habitation du Québec travaillaient à définir les modalités de ce qui était souvent présenté comme une nouvelle mouture du programme ACL (« 2.0 »). Mais ce qui a été annoncé dans le mini-budget représente en fait bien plus que ça : il s’agit d’une rupture fondamentale avec le modèle privilégié depuis plus de 25 ans au Québec en matière d’habitation.

Ainsi, le nouveau programme visera essentiellement la création de logements dits « abordables », non pas en fonction de la capacité de payer des ménages, mais par simple comparaison avec les loyers médians du marché. Surtout, il sera offert aux promoteurs privés à but lucratif, qui pourront se prévaloir du financement public pour construire des ensembles de logements dont l’abordabilité – si tant est que ces logements seront réellement abordables – ne sera assurée que pour un nombre d’années limité.

Ce changement d’orientation, il faut le reconnaître, avait été évoqué par la ministre des Affaires municipales et de l’Habitation, madame Andrée Laforest, dans un texte d’opinion qui avait été publié quelques mois plus tôt dans les pages du quotidien Le Devoir1. Mais cela était passé plutôt inaperçu. Là, il est maintenant question d’un programme qui remplacera le programme AccèsLogis.

Étant donné que plusieurs milliers de logements sont toujours en voie de réalisation dans le cadre du programme ACL, tous n’ont pas nécessairement compris que l’annonce du nouveau programme signifiait la mort du précédent. Or, le député Mathieu Lemay, de la CAQ, n’a pu faire autrement que de l’admettre le 8 décembre, lors d’un débat à l’Assemblée nationale. Faisant référence à la mise à jour économique du 25 novembre, le député a constaté : « [I]l n’y a aucun fonds qui ont été engagés dans cette mise à jour économique puisque, pour le programme AccèsLogis – donc, ça veut dire que, dans le fond, c’est pas mal la fin de ce programme-là… »

Dans un article publié dans le dernier numéro du bulletin Le Réseau2, nous avons illustré toute l’ambiguïté de la notion de « logements abordables » – un concept d’abord apparu à Ottawa, après que le gouvernement fédéral eut cessé d’appuyer le développement du logement social. Encore aujourd’hui, la plupart des programmes mis en œuvre par la Société canadienne d’hypothèques et de logement dans le cadre de la Stratégie nationale sur le logement du gouvernement Trudeau s’appuient sur cette notion, avec des résultats parfois surprenants, comme dans le cas du programme Financement de la construction de logements locatifs, qui établit à 2 224 $ le seuil « d’abordabilité » du loyer dans la grande région de Montréal !

Toute la question est de savoir, en effet, ce qu’on entend par là. Du point de vue des personnes à la recherche d’un logement, l’abordabilité s’évalue d’abord et avant tout en fonction de leur capacité de payer. Or, la plupart des programmes qui utilisent ce concept définissent plutôt l’abordabilité par comparaison avec le coût moyen du logement sur le marché de l’habitation. Et il appert, malheureusement, que ce sera le cas du nouveau programme annoncé dans le mini-budget du gouvernement Legault, alors que « la Société d’habitation du Québec déterminera annuellement […] les loyers considérés comme abordables selon une grille des loyers médians du marché, par région ».

Au-delà de cet aspect, ce qui a surtout suscité l’ire des organisations du secteur du logement social et communautaire et des défenseurs du droit au logement, c’est bien sûr l’ouverture que le nouveau programme fait aux promoteurs du secteur privé à but lucratif. Selon les informations qui ont été rendues publiques à ce jour, ces derniers auront accès au nouveau programme, et donc au financement public, au même titre que les fournisseurs du secteur communautaire (sans but lucratif). On leur demandera simplement de s’engager à maintenir les loyers « à des niveaux abordables », cela, pour une période minimale de 15 ans, selon ce qu’a dévoilé celui qui était alors le PDG par intérim de la SHQ, Jean-Pascal Bernier, qui témoignait devant la Commission de l’administration publique le 30 novembre. Après quoi, ces promoteurs pourront disposer de leurs actifs et utiliser les moyens à leur disposition (ça vous dit quelque chose, les rénovictions ?) pour rentabiliser leurs investissements.

Il s’agit là d’un changement fondamental de l’approche du gouvernement du Québec en matière d’habitation. Sauf exception3, ce dernier a toujours privilégié le logement social et communautaire pour répondre aux besoins des mal-logés. Cela, avec un succès indéniable. Les quelque 35 000 logements hors marché réalisés dans le cadre du programme AccèsLogis depuis plus de 20 ans sont certainement pour quelque chose dans le fait que le Québec présente de bien meilleurs résultats que les autres provinces – où le développement du logement social et communautaire a été quasi inexistant durant la même période – quant au nombre de ménages ayant des besoins impérieux en matière de logement.

L’opposition du RQOH et de ses principaux partenaires4 à ce que le secteur privé à but lucratif soit inclus dans le nouveau programme concocté par le gouvernement caquiste n’a rien d’idéologique ; elle relève simplement du constat que le secteur privé, qui domine très largement le marché du logement locatif5, fait la preuve à tous les jours de son incapacité à assurer le droit au logement pour tous et toutes.

En témoigne l’augmentation moyenne des loyers en 2020, qui a atteint les 5,5 % à l’échelle de la province – et quand on isole les logements disponibles, la hausse est encore plus importante. En témoigne également la diminution du nombre de logements réellement abordables dans le marché privé ; selon une étude du professeur Steve Pomeroy, le nombre de logements locatifs abordables pour les ménages dont le revenu est inférieur à 30 000 $ (loyer de 750 $ ou moins) a chuté de 322 600 entre 2011 et 2016 au Canada – reflet d’une tendance lourde que l’on enregistre également au Québec.

Quels sont les phénomènes qui caractérisent le plus actuellement le marché de l’habitation ? La spéculation immobilière, les rénovictions, la volonté d’obtenir un rendement de plus en plus important sur ce qui est vu d’abord comme une marchandise plutôt qu’un droit de la personne, de la part d’investisseurs qui mettent leurs billes dans les grands fonds de placement immobilier de plus en plus présents dans le marché.

La réalité est que le parc de logements hors-marché est beaucoup trop faible actuellement ; c’est lui qu’il faut appuyer et augmenter, pour corriger les tendances néfastes du marché. Cela passe par la construction massive de nouveaux logements sociaux et communautaires, ainsi que l’acquisition, par des organismes sans but lucratif, de logements qui sont encore abordables dans le marché privé, afin de les préserver et les soustraire à ces phénomènes. Si le gouvernement voulait vraiment innover en matière d’habitation, c’est vers là qu’il devrait aller.

Dans le contexte actuel de crise du logement, tout le monde s’entend pour dire que les besoins sont grands et criants. D’où l’impatience légitime, de la part de plusieurs municipalités qui n’en peuvent plus des longs délais de réalisation des projets dans le cadre du programme AccèsLogis, et qui peuvent ainsi voir d’un bon œil l’intention de Québec « d’accélérer la livraison des logements » avec son nouveau programme. Sauf que les investissements publics qu’on consacrera au secteur privé à but lucratif, pour des ensembles de logements peut-être pas si abordables que ça et surtout, dont la pérennité ne sera pas assurée, n’auront aucun impact structurant sur le marché du logement.

Certes, il faut accélérer la construction et la livraison de logements abordables. Voilà pourquoi le programme AccèsLogis doit être modernisé et mieux financé. Surtout, il doit être réservé au logement social et communautaire, c’est-à-dire aux fournisseurs de logements qui n’ont aucune finalité de profits.

Le Québec a besoin de plus de logements pour les jeunes en réinsertion, pour les familles à faible revenu, pour les personnes qui éprouvent des difficultés et ont des besoins particuliers. Avec le vieillissement de la population, il faut plus de résidences et d’ensembles de logements pour personnes aînées qui leur sont abordables et leur permettent de rester dans leur communauté. Le Québec a besoin d’investissements structurants et dont les effets seront pérennes pour les prochaines générations. Et de moins de rénovictions. Moins de discrimination dans l’accès au logement. Moins de hausses de loyers.

Et ça, seul le logement social et communautaire peut l’assurer. Avec des ensembles de logements de propriété collective, sans finalité de profit ou de rendement sur l’investissement. Des projets qui sont ancrés dans leur communauté et reposent sur un mode de gestion qui favorise leur prise en charge par les personnes qui y vivent et s’y impliquent. Tel est le modèle québécois en matière d’habitation.

Il est encore temps, pour le gouvernement Legault, de réajuster le tir.

Jacques Beaudoin
Directeur des affaires publiques et juridiques
RQOH


1. « Un plan et une vision de l’habitation au Québec »,
Le Devoir, 30 avril 2021.
2. « Il y a abordable et… abordable ! », Le Réseau # 62, automne 2021.
3. Le programme Logement abordable Québec, mis en œuvre en 2001, comportait lui aussi un volet privé. Selon un rapport d’évaluation produit en mars 2010, ce volet a vu la réalisation de 3 225 logements dans une trentaine de municipalités. L’engagement d’abordabilité exigé des promoteurs était alors de 10 ans. Vingt ans plus tard, aucune étude, à notre connaissance, ne s’est penchée sur ce qu’il est advenu des logements ainsi créés, ni des loyers auxquels ils sont désormais offerts.
4. Il s’agit de l’Association des groupes de ressources techniques du Québec, la Confédération québécoise des coopératives d’habitation, la Fédération des locataires d’HLM du Québec et du Front d’action populaire en réaménagement urbain.
5. Le logement hors-marché, propriété d’organismes sans but lucratif, de coopératives ou d’offices d’habitation, ne représente en effet que 11,5 % du parc de logements locatifs au Québec. Quand on compare cette donnée à la municipalité de Vienne, en Autriche, où 60 % de la population habite en logements sociaux, on se désole…