1 mars 2021

Fabriquer des pauvres par le logement

 

Les livres sur la question du logement sont assez rares, qu’il en paraisse deux coup sur coup chez un éditeur québécois vaut la peine d’être relevé.

Avis d’expulsion. Enquête sur l’exploitation de la pauvreté urbaine, Matthew Desmond, traduit de l’anglais par Paulin Dardel, Montréal, Lux Éditeur, 2019, 540 pages, 34,95 $.

Le premier est une enquête de terrain dans la ville de Milwaukee, au Wisconsin, menée par le sociologue Matthew Desmond. C’est le récit aussi vif que coloré du quotidien de huit foyers pauvres, frappés à divers degrés par la crise du logement, dans une ville dont les cours de justice surchargées expédient les avis d’éviction comme si c’était de la vulgaire saucisse. À Milwaukee, une ville dont la population est comparable à celle de Québec, « les propriétaires expulsent environ 16 000 adultes et enfants tous les ans », apprend-on.

Pour Larraine, Arleen, Lamar, Pam et Ned, Scott ou Crystal, les personnages bien réels de ce « travail documentaire », l’expulsion du logement, c’est à la fois la culmination d’un enchaînement de causes relevant à la fois du parcours (perte d’emploi, séparation, maladie et hospitalisation) et du contexte (éclatement de la bulle immobilière, mesures d’austérité de l’État), et un événement traumatique qui n’est que le début d’une chaîne de conséquences. En effet, les affaires empilées sur le trottoir au petit matin, c’est la perte des liens avec le quartier et avec l’école des enfants, la recherche désespérée d’un nouveau toit et, peut-être, la dépression.

Pour mener son enquête, Desmond a vécu plus de deux ans d’abord dans un parc de maisons mobiles en ruines, avant de partager la vie quotidienne des habitants du Near South Side, un des quartiers mal famés de Milwaukee. Les centaines d’heures d’entrevues et les milliers de pages de notes qu’il a colligées forment la matière première d’un ensemble bouleversant offrant une plongée dans les conséquences concrètes de la dérèglementation du marché de l’immobilier et du délabrement du parc municipal de logements sociaux.

L’ensemble n’est pas sans offrir un certain espoir, car malgré tout, même dans la misère la plus abjecte, la solidarité et la détermination subsistent, et les solutions abondent : élargissement et préservation du logement social et des aides au logement et encadrement des loyers.

 

Le promoteur, la banque et
le rentier. Fondements et
évolution du logement capitaliste, Louis Gaudreau,
préface de Christian Topalov, Montréal, Lux Éditeur, 2021,
448 pages, 29,95 $.

Le deuxième ouvrage se situe en quelque sorte à l’autre extrémité du spectre, s’aventurant dans le domaine plus abstrait – mais non sans conséquence – du lien entre la finance et l’habitation. Au Canada comme dans bien des pays dans le monde, il ne suffit plus d’étudier les données sur le taux d’occupation, « l’offre et la demande », le chômage, les coûts de construction ou le niveau des taxes municipales pour comprendre la hausse généralisée du prix des loyers et de l’habitat en général.

Le marché immobilier a désormais tendance à se financiariser et est de plus en plus soumis à l’accumulation financière, une logique complètement étrangère à l’habitat comme bien d’usage, c’est-à-dire un « lieu où on se repose, se nourrit et s’adonne à plusieurs activités essentielles à la reproduction de notre existence ».

La démonstration passe par l’étude savante des fondements et des transformations historiques du rapport entre logement et économie marchande puis financière, la transformation de la propriété foncière à l’ère du développement résidentiel de masse dans les banlieues nord-américaines, le rôle des promoteurs et du crédit hypothécaire.

Ce que tend à démontrer l’auteur, professeur à l’École de travail social de l’UQAM, c’est que non, l’habitation n’est pas « naturellement » un bien marchand, qu’en plus de sa dimension concrète faite de brique et de mortier, l’habitat contribue non seulement à répondre à certains besoins de base, mais à façonner l’individu. Et que l’aspiration légitime de posséder son propre logement ne doit pas nécessairement rimer avec la spéculation et la surconsommation et qu’il est anormal qu’un rentier puisse vivre aux crochets d’un locataire.