27 février 2023

Les habitations de la Fondation des aveugles

Trouver sa communauté de vie

C’est grâce à Amine Bousbia, le coordonnateur des services d’habitation de la Fondation des aveugles du Québec, que nous avons rencontré Manon Heaganton, locataire d’un beau nouvel immeuble situé rue Sherbrooke Est à Montréal. Heaganton, « un nom de famille très peu commun », dit celle qui est maintenant mieux connue sous le nom de Manon-la-botte depuis qu’elle est forcée de se promener avec une gigantesque orthèse au bout de la jambe gauche.

La Fondation des aveugles a commencé ses activités au milieu des années 1980 lorsque son président fondateur Ronald Beauregard a eu l’idée géniale d’organiser des sorties en plein air pour des personnes non voyantes. La fondation a maintenant étendu ses activités pour offrir aux personnes ayant une déficience visuelle des logements à faible coût, adaptés à leur situation. Elle a sous son aile pas moins de cinq complexes d’habitation pour aveugles et travaille à l’élaboration d’autres projets.

Quand un accident de vie peut faire tout chavirer

La vie de Manon Heaganton a basculé en un clin d’œil, si l’on peut dire. Une hémorragie interne lui a fait subitement perdre l’usage d’un œil et handicape sa vision depuis plusieurs années, avec des opérations à répétition. Elle est passée subitement d’une existence « normale » et bien rangée à la menace de l’indigence totale. Face à l’impossibilité de trouver un logement, Manon a connu une succession de déménagements qui l’ont pratiquement forcée à vivre dans un sac pendant six ans. Les propriétaires sur le marché locatif conventionnel lui fermant systématiquement la porte au nez, elle a été forcée d’aller de refuges en maisons d’hébergement. « J’ai tellement déménagé souvent que ce n’est pas humain ! s’exclame-t-elle. On a vraiment besoin de stabilité dans la vie. »

C’est par l’intermédiaire de l’Institut Nazareth et Louis Braille (INLB), un centre de réadaptation spécialisé en déficience visuelle fondé en 1861, que Manon a pu contacter la Fondation des aveugles. Inscrite sur une liste de demandeurs, une pondération s’applique en fonction de la situation. « Le cas de Manon, ballottée d’un endroit à l’autre depuis des années, s’est rapidement retrouvé en haut de la pile », raconte Amine Bousbia.

Outre le besoin urgent, « ce sont des critères d’autonomie qui s’appliquent, puisqu’il n’y a pas de service de repas ou de soins comme tel », précise ce dernier. « Après l’entrevue, la troisième étape c’est la demande pour la subvention de supplément au loyer à l’Office municipal d’habitation de Montréal. » Ainsi, la locataire n’aura à payer que 25 % de son revenu pour le loyer, le reste est couvert par le programme gouvernemental.

« Les gens ne réalisent pas à quel point vivre avec un handicap est coûteux. Comme je ne peux pas aller à la pharmacie de l’autre côté de la rue, ce sont des frais de livraison à chaque fois. Même chose pour l’épicerie. Aller à un rendez-vous médical dans l’ouest de la ville, c’est cent dollars de taxi. »

« Je veux absolument dire qu’une des choses que ça m’a apporté, de vivre ici, c’est mon autonomie, témoigne Manon. Dans les ressources en hébergement, tu te fais dire à quelle heure manger, tu prends ta douche quand elle est libre, il faut que tu t’habilles au complet pour aller aux toilettes. »

Manon Heaganton, locataire

La communauté

Les OSBL d’habitation, « c’est bien plus que du logement », comme le veut le slogan de la FOHM dont la fondation est d’ailleurs membre. C’est un point que veut souligner Amine : « Tous les voisins de Manon, ce sont des personnes handicapées, des gens qui vivent la même chose qu’elle, ce sont ses pairs. » On trouve quand même une diversité parmi les locataires. Il y a les étudiants qui demeureront là pour un temps seulement jusqu’aux retraités qui s’installent pour le reste de leur vie. Peu importe, l’entraide est toujours présente : on se monte les colis, on se rend de menus services – c’est comme naturel.

Et puis il y a les activités de groupe, le café-rencontre, des formations pour l’utilisation d’appareils et de logiciels adaptés, des sessions de yoga. On « écoute » des films à défaut de les regarder. Pour l’instant, Manon ne participe pas tellement. « C’est complètement libre. Si on a le goût, on a le goût, sinon ce n’est pas grave », explique Amine. Manon s’exclame : « Je n’ai pas besoin qu’ils viennent me montrer à me faire à manger ! J’étais cuisinière, avant. Le plus dur c’est de ne pas brûler mes asperges. »

Pour financer ces activités, l’organisme peut puiser dans l’enveloppe du « soutien communautaire en logement social » mis à la disposition des groupes par le ministère de la Santé et des Services sociaux. « Cela nous permet de payer les agents communautaires qui viennent organiser des activités en semaine », nous dit Amine.

La force de l’organisation

Les Habitations de la Fondation des Aveugles, le cinquième ensemble que compte l’organisme, rue Sherbrooke Est où nous nous trouvons avec Amine et Manon, ont accueilli leurs premiers locataires à la toute fin de 2020. Les installations sont évidemment adaptées aux besoins spécifiques des personnes qui y vivent : les appartements sont linéaires, les comptoirs plus bas, il y a un
« ascenseur parlant », chaque étage, dont le numéro est écrit en lettres géantes sur les murs, est également reconnaissable avec son code de couleur, et toutes les portes sont identifiées en braille.

En plus d’une coquette salle commune avec de grandes baies vitrées, l’endroit est muni d’un gym très bien équipé. « Ce n’est certainement pas avec le budget famélique d’AccèsLogis que vous vous êtes payé ça », demande-t-on avec un sourire entendu.
« C’est la force de la Fondation, répond Amine. Elle a cette capacité d’aller chercher toutes sortes de subventions particulières pour les personnes non voyantes, et elle recueille des dons du grand public et surtout des legs testamentaires. » La Fondation, avec son équipe permanente dont la majorité du personnel salarié est non-voyant, possède une véritable force de frappe. Les installations sont aussi financées par l’addition de petits apports, comme le revenu de location des salles communes les jours d’élection.

« Le fondateur, M. Beauregard, au début, son idée c’était que les jeunes puissent avoir des loisirs et se changer les idées. Mais rendus à l’âge adulte ces jeunes étaient confrontés à la question d’avoir accès à un logement. »

Amine Bousbia, le coordonnateur des services d’habitation de la Fondation des aveugles du Québec

Le premier projet, la Résidence Habitœil Montréal (trois sixplex rénovés à Tétreaultville) est un 17 logements rénovés (un « déficit d’exploitation » dans le jargon des programmes en habitation).

La liste d’attente s’étant rapidement remplie, d’autres projets ont été mis en chantier. La Fondation des aveugles du Québec compte maintenant 127 logements sur cinq sites à Montréal. « Le prochain projet est à Longueuil, puisque c’est un endroit où historiquement on retrouve beaucoup de personnes aveugles à cause du pensionnat Louis-Braille qui s’y trouvait depuis les années 1960. »

Cent vingt-sept logements sur cinq sites à Montréal

  • Résidence Habitœil Montréal, trois sixplex à Tétreaultville, 17 logements (1994)
  • Les Habitations Habitœil Rosemont, deux immeubles, 28 logements (1997)
  • Les Habitations Coup d’Œil, près du Stade olympique, 31 logements (2015)
  • Les Habitations Pierre-Bernard, dans Hochelaga-Maisonneuve, 12 logements (2018)
  • Les Habitations de la Fondation des Aveugles, rue Sherbrooke est, 39 logements (2021)
  • … et bientôt un nouvel ensemble de logements à Longueuil.

Propos recueillis par Claude Rioux
Photos de Mathieu Delhorbe