27 février 2023

L’itinérance : pas si visible que ça

> Quelques observations

L’itinérance est mal comprise et mal aimée. Lorsqu’elle est présente dans les médias, la culture populaire et même la recherche scientifique, c’est majoritairement d’itinérance visible dont il est question. L’itinérance visible est plus facile à chiffrer. Elle est sensationnelle. La dureté de la réalité qu’elle renvoie recèle aussi un potentiel de sensibilisation. Cela dit, ce focus malgré nous sur l’itinérance visible a aussi des effets indésirables : il désensibilise, renforce le réflexe de distanciation et d’altérisation, occulte les autres aspects de l’itinérance, et retarde la compréhension et l’intervention de la société.

La notion de continuum du logement est un bon outil pour prendre un pas de recul devant l’itinérance visible. Les personnes en situation d’itinérance (ci-après « PSI ») peuvent se trouver à différents endroits sur le continuum du logement : elles peuvent être à la rue (itinérance visible); dans les refuges et autres formes d’hébergement (itinérance temporaire); dans un bâtiment abandonné, un véhicule, chez un proche (itinérance cachée); ou encore dans un logement où leur présence est précaire (difficultés financières, violence au domicile, etc.) (à risque d’itinérance). L’itinérance visible n’est donc qu’une de 4 formes d’itinérance.

À cette couche de complexité à l’itinérance il faut ajouter l’intersectionnalité : l’itinérance est un carrefour de problématiques sociales autres : la consommation de substances, la santé mentale, la prévalence du traumatisme cranio-cérébral (dit « TCC »), la violence conjugale et/ou sexuelle, la réalité des femmes (voir aussi ici, à propos des mères en situation d’itinérance), la protection de la jeunesse, la réalité des populations autochtones, etc.

En termes de chiffres absolus sur la population en situation d’itinérance, nous n’en savons que très peu. La dernière étude de Statistique Canada date de 2014, et ses méthodes de calcul ont été critiquées pour grandement sous-estimer la réalité, au point tel que ses chiffres ne représenteraient qu’un tiers des chiffres réels.

Des portraits subséquents à cette étude ont été réalisés au Québec: un dénombrement en 2018, puis un premier portrait en 2020 et un deuxième en 2022 (se basant entre autres sur les données de 2014 et 2018). Or, ces portraits sont aussi très limités étant donné l’approche méthodologique utilisée pour recueillir les données, en particulier en matière d’itinérance cachée : l’analyse a été faite depuis 670 questionnaires remplis par des personnes en contact avec des services d’itinérance (où 670 de ces personnes avaient indiqué être en situation d’itinérance cachée). Un nouveau dénombrement provincial et ponctuel de l’itinérance visible a eu lieu en octobre 2022, dont les résultats contribueront à un troisième portrait gouvernemental à paraître d’ici 2026. Ce troisième portrait prévoit se pencher davantage sur la parole des personnes en situation d’itinérance, sur ce qu’elles ont à dire.

Les portraits ont donc un apport qualitatif plutôt que quantitatif : on n’a toujours qu’une très pauvre idée du nombre réel de personnes en situation d’itinérance cachée, mais nous en savons plus (ou plutôt, un début) sur certaines de leurs caractéristiques et sur leur situation. Par exemple, le deuxième portrait a fait ressortir que beaucoup de femmes, de personnes aînées et de jeunes vivent de l’itinérance cachée, et que pour en éviter la stigmatisation, iels peuvent se retrouver dans des situations de violence, d’abus, ou de contraintes importantes.

Il y a donc un grand flou sur les réels contours de l’itinérance au Québec. En ce sens, l’itinérance nous est invisible, et cette invisibilité est maintenue en place à la fois par l’image projetée par les médias, les chiffres des recensements et les politiques qui s’y rattachent, ainsi que par la visibilité dans l’espace public de l’itinérance « visible ».

> Collaboration des secteurs communautaire et public

Devant cette complexité de l’enjeu, le gouvernement a établi un plan d’action interministériel en itinérance, s’échelonnant de 2021 à 2026, doté d’un budget de 280 M$ et dont les 3 axes principaux sont la prévention, l’accompagnement et l’intersectorialité. Ce plan, qui prévoit le 3e portrait de l’itinérance au Québec, a pour notion centrale l’accessibilité des services du point de vue des PSI.

Cette nouvelle approche du secteur public constitue une avancée, car auparavant l’accessibilité d’un service se bornait à une évaluation objective, que l’on pourrait caricaturer par : « le service existe, il est là, alors si les personnes n’y vont pas, c’est de leur ressort, notre responsabilité est remplie ». La nouvelle attitude de s’intéresser aux obstacles personnels est donc louable, mais elle devra apporter des résultats : permettre d’obtenir un portrait « visible » de l’itinérance, ainsi qu’évidemment rendre les services davantage accessibles.

Une équipe du MSSS en particulier a contribué significativement à ce changement de paradigme. Cette même équipe est aussi chargée d’accompagner les CISSS et CIUSSS dans l’implantation du plan d’action interministériel et l’amélioration de l’accessibilité des services. Le RQOH a récemment établi un excellent canal de communication avec cette équipe et s’en réjouit : nous pouvons ainsi alimenter leurs réflexions comme iels alimentent notre compréhension du plan d’action et des directives données aux CISSS et CIUSSS en matière d’itinérance.

Comme l’indique l’expression consacrée, le milieu communautaire tient à bout de bras les personnes en situation d’itinérance. Les organismes communautaires sont nombreux, qu’ils œuvrent dans l’habitation, dans l’offre de services médicaux, psychosociaux, ou encore qu’ils militent par la représentation et la prise de parole publique. D’ailleurs, selon la notion d’itinérance ici présentée, on peut à juste titre inférer que tous les OSBL-H contribuent à la lutte à l’itinérance, même s’ils ne desservent pas expressément les personnes en situation d’itinérance visible ou temporaire.

Puisque le milieu communautaire est précisément si près des personnes en situation d’itinérance, sa contribution est nécessaire pour que les services déployés par l’État soient réellement accessibles. C’est de ce constat qu’est né dans la région de la Capitale-Nationale le projet de services intégrés en santé mentale, en dépendance et en itinérance : un guichet unique, en quelque sorte, à proximité des principaux services communautaires.

Annie Fontaine, professeure agrégée à l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval, et qui accompagne le CIUSSS dans ce projet, a indiqué à ce propos :

« La collaboration entre le communautaire et l’institutionnel est une occasion d’accroître l’accessibilité, la flexibilité et l’adaptabilité des services », puis a précisé : « Il y a des défis de différents ordres. Il y a d’abord une question de différence de culture organisationnelle, de philosophie d’intervention, qui peuvent s’accommoder l’une l’autre, mais qui nécessitent une compréhension mutuelle qui ne se fait pas du jour au lendemain. »

Quoique cela demeure pour l’instant inconnu et incertain, nous anticipons que ce projet sera étendu à d’autres CISSS et CIUSSS de la province. Ces nouveaux centres de service pourraient contribuer à obtenir des données plus probantes quant à la population en situation d’itinérance.

> Gatineau, le prochain Waterloo ?

Fin 2022, la Ville de Gatineau a causé la surprise générale en annonçant que le terrain de l’aréna Guertin, jusqu’alors envisagé pour du logement social, servirait finalement à la construction d’un QG de police de 170 M $, soit le plus couteux de la province à ce jour.

Cette annonce a semé la grogne dans les milieux communautaires et académiques, et dans une mesure appréciable, auprès des citoyens et citoyennes. Tel que remarqué par la doyenne de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa, Marie-Ève Sylvestre, la police de Gatineau incarcère encore considérablement des PSI pour non-paiement d’amendes pénales (et non criminelles), une pratique pourtant interdite par la loi depuis 2020.

Janvier 2023, la Ville de Gatineau réagit : elle reporte toute décision quant au terrain Guertin et annonce enclencher un nouveau portrait de l’itinérance sur son territoire et ses secteurs, notamment en impliquant une consultante externe ainsi que le milieu communautaire. Comme pour plusieurs villes, l’itinérance s’y est exacerbé dans les derniers mois et les dernières années. Les lieux d’hébergement débordent ; il ne serait donc pas surprenant du tout de voir un campement s’ériger dans les prochains mois. Le dernier campement à Gatineau remonte à 2020, et avait été démantelé par la police, notamment avec l’explication de la Ville que l’aréna Guertin pouvait accueillir les campeurs, en attendant qu’une solution à long terme soit déployée.

Or, la situation juridique des campements de PSI au Canada a tout récemment connu un branle-bas d’envergure : la Ville de Waterloo s’est vue interdite, par la Cour supérieure de l’Ontario, de démanteler un campement. On peut résumer les motifs et les points saillants de cette décision par les 3 éléments suivants:

  • Les campeurs et campeuses sont protégé.es par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (en l’occurrence, le droit à la sécurité de sa personne).
  • Le nombre de personnes en situation d’itinérance excède le nombre de logements disponibles dans la municipalité.
  • Logements disponibles ne signifie pas « logements disponibles », mais bien ce qui est réellement abordable et accessible aux PSI, en considération de leurs finances et de leurs besoins particuliers (similaire au changement de paradigme dont il est question plus haut!).

Pour illustrer la portée de ce dernier point, une ville ne pourrait pas démanteler un campement même si elle compte suffisamment de places en hébergement mixte, mais compte un nombre insuffisant de places en hébergement pour femmes.

Considérant que les municipalités, pour obtenir l’autorisation d’un tribunal d’évincer un campement de PSI, devront démontrer qu’il y a suffisamment de logements disponibles et accessibles pour ces personnes, nous revenons à l’importance des statistiques : combien y a-t-il réellement de personnes en situation d’itinérance? Combien y a-t-il réellement de logements disponibles et accessibles pour ces personnes?

Au-delà de sa réelle position et volonté politique, la Ville de Gatineau devra porter une grande attention à l’étude-portrait qu’elle a commandée, à défaut de quoi elle pourrait connaître la même défaite que Waterloo, et devenir la porte d’entrée au Québec pour ce type de jugement, la Charte canadienne des droits et libertés s’appliquant tant en Ontario qu’au Québec.

Pierre-Luc Fréchette
Conseiller aux affaires publiques et juridiques