1 novembre 2005

Les passerelles entre l’État, le marché et l’économie sociale dans les services de logement social et d’hébergement pour les personnes âgées

Rapport final de recherche soumis au Fonds Québecois de Recherche sur la Société (FQRSC) dans le cadre de l’action concertée pour promouvoir et soutenir la recherche sur le vieillissement de la population et ses impacts économiques et sociodémographiques
 
Produit par : LAREPPS – Laboratoire de recherche sur les pratiques et les politiques sociales

Sous la direction de Yves Vaillancourt et Michèle Charpentier

Extrait : Introduction

Yves Vaillancourt et Michèle Charpentier

Depuis quelques années, il est fréquemment question, dans les débats publics nord-américains et européens, de “ partenariats public privé ”, désignés par l’acronyme “ PPP ”. Les PPP sont vus par leurs adeptes comme une formule qui vise la transformation du rôle de l’État, de l’administration publique et des politiques sociales. Cette transformation du rôle de l’État, parfois affublée du nom barbare de “ réingénierie ”, mise, dans les faits, sur l’apport du secteur privé. La logique qui sous-tend le partenariat public-privé suggère que le “ public ” a besoin du “ privé ” pour être regénéré. Dans l’expression “ PPP ”, le troisième “ P ”, le privé ou le marché, est vu comme celui dont la présence permettra de redynamiser le deuxième “ P ”, le public ou l’État.

Dans un ouvrage consacré à la “ réingénierie de l’État québécois ”, quatre politologues chercheurs affirment que “ le gouvernement libéral de Jean Charest propose rien de moins qu’une seconde Révolution tranquille avec son projet de réingénierie qui doit, nous dit-il, permettre de réinventer l’État québécois et d’assurer sa pérennité dans un contexte socioéconomique complexe et changeant. ” (Rouillard et al., 2004 : 2). Dans leur ouvrage, les auteurs critiquent la formule des PPP. À cet effet, ils mettent en valeur les acquis de la conception de l’État issue de la Révolution tranquille et montrent que l’approche des PPP s’inscrit dans le courant anglo-saxon de la théorie du “ nouveau management public ”. En somme, cet ouvrage critique les PPP, mais sans sortir de la problématique bipolaire (marché/État) qui les traverse. Plusieurs critiques de gauche des PPP restent enfermés dans une vision dualiste fondée théoriquement sur le couple public/privé. Dans l’approche binaire progressiste, c’est le deuxième “ P ”, le public, qui doit être revalorisé pour mettre le troisième “ P ”, le privé, au pas.

Dans l’approche théorique qui nous intéresse et que nous trouverons dans ce rapport de recherche, la stratégie des PPP nous apparaît ambiguë et boiteuse, mais, pour y échapper, il ne nous apparaît pas suffisant ni prometteur de vouloir opérer un simple renversement des termes en conférant systématiquement la primauté au public sur le privé.

De toute manière, dans le domaine des politiques publiques et des politiques sociales, même si la distinction public/privé — ou État/marché — est demeurée fréquemment utilisée, au Québec et ailleurs, et cela depuis plusieurs décennies, cela ne veut nullement dire qu’elle est dépourvue d’ambiguïté. Cette ambiguïté est liée au fait que le mot “ privé ”, hier comme aujourd’hui, lorsqu’il n’est pas qualifié, est utilisé tantôt dans le sens de privé à but non lucratif, tantôt dans le sens de privé à but lucratif, tantôt dans les deux sens à la fois.

Cette ambiguïté du terme “ privé ”, est repérable dans la littérature canadienne et québécoise sur les politiques sociales des années 1960 et 1970. Par exemple, au cours des années 1960, le mot “ privé ”, est souvent utilisé seul, sans être le moindrement qualifié, pour désigner les organismes de bien-être privé à but non lucratif, que ce soit dans le Rapport Boucher (1963); dans des textes  du ministère québécois de la Famille et du Bien-être social (MFBES, 1964; Lafrance et Marier, 1964); ceux du ministère fédéral de la Santé et du Bien-être social (Willard, 1966); dans le livre blanc du ministre John Munro (1970) ou dans le rapport du sénateur Croll (1971), sur la lutte à la pauvreté. Par contre, dans les divers volumes du Rapport de la Commission Castonguay, le mot “ privé ” est souvent utilisé seul, par exemple, dans les deux tomes du volume VI sur les services sociaux, pour désigner les agences de service social. Toutefois, dans le tome II du volume VII, consacré aux “ Établissements à but lucratif ”, il est utilisé dans le sens de “ privé à but lucratif ”.

Cette ambiguïté se trouve aussi dans la littérature et le discours public des dix dernières années en ce qui a trait aux réformes en matière de développement économique et social. Dans la conjoncture marquée par les réingénieries et les PPP, le terme “ privé ” renvoie, le plus souvent, au privé à but lucratif. Cela vaut pour des écrits issus de courants de gauche, du centre et de la droite. Par exemple, la problématique bipolaire public/privé ou État/marché se trouve autant dans les textes de Claude Castonguay en faveur de plus de privé et de marchandisation que dans les textes issus de la Coalition solidarité santé en faveur de plus de public et d’étatisation. Elle occupait également une place centrale dans le récent Manifeste pour un Québec lucide, lancé en octobre 2005, par 12 signataires, dont Lucien Bouchard (Bouchard et al., 2005).

Dans certains documents publics récents sur les réformes sociosanitaires, on remarque parfois des efforts pour élargir la problématique bipolaire de manière à faire de la place aux initiatives du secteur communautaire, du tiers secteur et de l’économie sociale. C’est le cas dans certaines parties du Rapport Clair (Clair et al., 2000) et du Rapport Ménard (2005). Ces productions, qui ont alimenté des débats publics importants, ont le mérite de tenter d’introduire une distinction entre le privé à but lucratif et le privé à but non lucratif comme s’il s’agissait là de deux formes de privé. Ces efforts louables laissent quand même l’impression que les parties principales de ces rapports demeurent trempées dans la problématique duale public/privé.

En ce qui nous concerne au LAREPPS, nous sommes à la recherche, depuis une douzaine d’années, d’une approche plurielle, tripolaire ou éventuellement quadripolaire, qui refuse, sur le plan de l’analyse des problèmes comme des propositions de stratégies d’action, de tout ramener au couple Marché/État ou privé/public (Vaillancourt et al., 1993; Vaillancourt, 1996; Vaillancourt et Jetté, 1997). Avec des auteurs comme Benoît Lévesque (2001), Louis Favreau (2005), Jean-Louis Laville et Marthe Nyssens (2001) et d’autres, nous argumentons que pour cerner les transformations en cours, il ne suffit pas de s’intéresser aux passerelles entre le public et le privé, ou entre l’État et le marché. Au contraire, il faut faire de la place avec clarté à un troisième pôle d’initiatives (l’économie sociale et, plus largement, le tiers secteur), voire à un quatrième pôle d’initiatives (la famille ou l’économie domestique).

Nous pensons que ces considérations ont une importance capitale pour l’analyse des politiques en transformation en ce qui a trait aux différentes catégories de personnes socialement vulnérables. Nous faisons référence notamment au domaine des politiques sociales touchant les personnes aînées, que ces politiques prennent la forme de services à domicile ou de l’aménagement de ressources résidentielles.

La recherche dont nous rendons compte dans ce rapport, comme son titre le suggère, s’est intéressée à l’identification et à la construction de passerelles entre des initiatives de logement  social et d’hébergement des personnes aînées. Ces initiatives proviennent de trois grands secteurs: du secteur public (l’État), du secteur privé à but lucratif (le marché) et du secteur de l’économie sociale. Il nous apparaissait intéressant de scruter, sur les plans à la fois théorique, pratique et stratégique, l’évolution du partage des responsabilités, dans ce champ de pratiques et de politiques sociales, dans ces trois secteurs. Le terme “ passerelles ” désigne une manière de voir et de faire. Certaines passerelles sont présentes, mais les analystes et les acteurs négligent de les identifier. D’autres passerelles sont absentes, mais devraient être développées. Dans un cas comme dans l’autre, le fait de les voir et d’en tenir compte nous semble souhaitable pour être en mesure de mieux analyser certaines innovations sociales qui existent et pour rendre possible la planification d’autres pratiques et politiques innovantes qui pourraient et devraient émerger.

Les pages qui suivent sont structurées autour de cinq chapitres, d’une conclusion et de deux annexes. Dans le premier chapitre, nous présentons les principales balises théoriques de la recherche, de même que des éléments de contexte et de méthodologie indispensables pour comprendre le processus et les résultats de la recherche. Le deuxième chapitre s’applique à dégager les principaux résultats de la recherche en comparant les ressemblances et différences des trois secteurs examinés et présente six variables privilégiées dans notre cadre d’analyse : les valeurs et les missions; les acteurs et les réseaux; le contexte d’émergence; les logements et les immeubles; les résidents; et, enfin, l’offre de services. Le troisième chapitre se penche sur les caractéristiques des formes de régulation à l’œuvre dans les trois secteurs ainsi qu’aux normes qui ont trait à l’aménagement, aux immeubles et aux services. Le quatrième chapitre scrute les trois secteurs sur le plan de l’empowerment des résidents, un concept qui occupe une place centrale dans notre problématique. Le cinquième chapitre, fondé sur les chapitres antérieurs et les résultats de la recherche, développe une analyse transversale attentive à l’existence des passerelles dans les politiques publiques d’habitation et d’hébergement s’adressant aux personnes âgées. À cet effet, le chapitre aborde la définition des politiques publiques et présente une relecture large, inclusive et intégrée des politiques publiques d’habitation et d’hébergement. Il livre, enfin, un exemple micro des passerelles qui s’instaurent entre les trois secteurs dans un territoire local, le Sud-Ouest de Montréal. La conclusion propose quelques éléments de diagnostic, vues d’un point de vue macro, et des pistes d’action et recommandations. Enfin, le rapport comprend deux annexes, l’une sur la diffusion des résultats, l’autre sur la contribution de la recherche à la formation des étudiants et des nouveaux chercheurs.

Nous remercions le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture pour le soutien obtenu pour la réalisation de cet ambitieux projet en souhaitant que nos travaux alimenteront les réflexions et les décisions des divers partenaires et acteurs concernés, sans oublier les chercheurs et les étudiants.

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