Aux origines d’un concept ambigu
Dans un excellent document publié au mois d’avril1, le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) dresse le portrait de l’évolution des interventions du gouvernement fédéral en logement. Après une période d’une vingtaine d’années où Ottawa a soutenu le développement du logement social, le document rappelle la réduction, puis la disparition brutale des programmes fédéraux à partir du milieu des années 1980. Mise en œuvre par le gouvernement conservateur de Brian Mulroney, cette orientation fut par la suite maintenue par les libéraux de Jean Chrétien, en dépit d’engagements contraires.
Au tournant des années 2000, alors qu’il disposait de surplus considérables, le gouvernement procède à un modeste réinvestissement en logement. Toutefois, rappelle le FRAPRU, « les investissements ne sont pas faits directement en logement social, mais dans le “logement abordable”, notion délibérément floue permettant que les fonds servent à financer toutes sortes d’initiatives, passant aussi bien par le privé que par le public ou le communautaire ».
C’est de cette initiative qu’est né le programme Logement abordable Québec administré par la Société d’habitation du Québec2. Et c’est ainsi que la notion de logement abordable s’est introduite dans l’univers du logement social québécois. Mais de quoi le logement abordable est-il le nom ?
Deux approches diamétralement opposées
Il existe de fait deux grandes manières de concevoir l’abordabilité du logement : en fonction de la capacité de payer des ménages ou par comparaison avec le coût moyen du logement sur le marché de l’habitation. Dans le premier cas, un logement sera considéré abordable si le ménage qui l’occupe, ou souhaite l’occuper, n’a pas à consacrer une part trop élevée de ses revenus pour le payer; alors que dans le second, son abordabilité n’est que théorique, car un logement peut être loué à un prix inférieur à celui du marché tout en étant totalement inabordable pour les ménages à faible revenu.
Du point de vue statistique, on mesure l’abordabilité du logement selon la première approche. Du côté de Statistique Canada, « par définition, on considère que les ménages qui doivent dépenser 30 % ou plus de leur revenu total pour se loger ont un problème d’“abordabilité du logement”. » C’est aussi l’approche retenue par la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), du moins pour ce qui est de ses activités de recherche. Il n’en est pas de même, toutefois, pour ce qui est des politiques et programmes qu’elle est chargée de mettre en œuvre.
Depuis le lancement de la Stratégie nationale sur le logement (SNL) du gouvernement fédéral en novembre 2017, plusieurs programmes ont été mis en place qui utilisent l’une ou l’autre de ces approches – surtout la deuxième, en fait. Et selon le programme, les critères d’abordabilité présentent des écarts pour le moins surprenants. Voyons ce qu’il en est.
- Le Fonds national de co-investissement pour le logement est le programme phare de la SNL. Il vise la construction de 60 000 logements et la rénovation de 240 000 autres logements sur une période de 10 ans. Pour obtenir un financement, le promoteur (privé, public ou communautaire) doit garantir que « les loyers d’au moins 30 % des logements seront inférieurs à 80 % du loyer médian du marché pendant au moins 20 ans ». À Montréal, par exemple, cela représente actuellement un loyer de 716 $ pour un logement de 2 chambres à coucher. Raisonnable à première vue, un tel loyer dépasse néanmoins le seuil d’abordabilité de 30 % pour les ménages dont le revenu annuel est inférieur à 28 640 $.
- L’initiative Financement de la construction de logements locatifs : lancé un peu avant la SNL, ce programme s’est avéré l’un des plus performants de la stratégie fédérale. Particulièrement prisé des promoteurs à but lucratif, il offre des prêts à des conditions avantageuses aux promoteurs qui s’engagent à ce que « le loyer d’au moins 20 % des logements soit inférieur à 30 % du revenu total médian dans le secteur pendant au moins 10 ans ». On verra un peu plus bas ce que ça donne avec un exemple concret.
- Lancée à l’automne 2020 dans le contexte de la pandémie, l’Initiative pour la création rapide de logements se distingue des autres programmes de la SNL car c’est le seul dont les exigences d’abordabilité sont basées sur la capacité de payer des futurs locataires. Réservé aux promoteurs publics ou sans but lucratif, l’ICRL exige que les ménages de la totalité des logements paient un loyer inférieur à 30% de leur revenu brut, cela pour au moins 20 ans. Dans ce cas, on peut donc en effet parler d’un programme de logement réellement abordable.
Pour illustrer à quel point certains programmes sont déconnectés de la réalité, le gouvernement fédéral a annoncé au mois de mars l’octroi d’un prêt à taux réduit à un promoteur privé à but lucratif pour construire un ensemble de 193 logements à Laval, dont 106 seront « abordables » pendant au moins 16 ans. En partant, on se demande pourquoi 16 ans ? Et pourquoi de l’argent public devrait-il servir à financer la construction de 87 logements dont on admet d’emblée qu’ils seront inabordables ? Mais surtout, de quelle abordabilité parle-t-on ?
Selon les critères du programme Financement de la construction de logements locatifs, le coût du loyer de ces 106 logements dits « abordables » ne devra pas dépasser… 2 224 $ par mois, soit 30 % du revenu médian des familles à Laval ! Clairement, on ne parle pas ici d’un ménage dont les conjoints travaillent au salaire minimum ou vivent avec la pension de vieillesse et le supplément de revenu garanti…
Le logement social et communautaire, la seule garantie réelle d’abordabilité
Dans le Cadre de référence sur le soutien communautaire en logement social adopté en 2007 par le gouvernement du Québec3, on donnait cette définition du logement social et communautaire : « [Il] correspond à une formule de propriété collective qui a une mission sociale et ne poursuit aucune finalité de profit. »
Géré par des organismes sans but lucratif, des coopératives et des offices d’habitation, le parc de logement social et communautaire québécois compte plus de 165 000 logements destinés à des ménages qui ne pourraient autrement se loger décemment dans le marché privé. Parmi ces logements, on en compte un bon nombre dont le loyer est établi en fonction du revenu des locataires, les autres étant loués à un loyer inférieur à celui du marché. Surtout, le mode de propriété collective et l’absence de finalité de profit assurent que ces ensembles de logements resteront à l’abri de la spéculation et la financiarisation du marché immobilier à laquelle on assiste actuellement, cela à demeure.
Il est à souhaiter que dans le cadre du nouveau programme « AccèsLogis 2.0 » que nous promet sous peu le gouvernement du Québec, ce dernier évitera les écueils des programmes du gouvernement fédéral et perpétuera la façon de faire distincte du Québec en matière de logement, en réservant ce programme aux seuls promoteurs communautaires (sans but lucratif). Car c’est la seule façon, concrètement, d’assurer l’abordabilité du logement pour les ménages dans le besoin.