En 2009, quatre personnes sans abri ou inadéquatement logées représentées par un groupe d’avocats ont déposé une contestation judiciaire à la Cour supérieure de l’Ontario, alléguant que l’échec des gouvernements du Canada et de l’Ontario à mettre en œuvre des stratégies en matière de logement porte atteinte aux articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. C’était l’affaire Tanudjaja, qui allait faire grand bruit.

Dans sa requête au tribunal, l’un des quatre plaignants, M. Ansar Mahmood, expliquait avoir subi un accident grave au travail qui l’a rendu inapte à poursuivre ses activités professionnelles. Père de famille, l’un de ses quatre enfants est touché d’une paralysie cérébrale grave et doit utiliser un fauteuil roulant. Un autre de ses fils est autiste. La famille de six personnes vivait dans un appartement à deux chambres non accessibles en fauteuil roulant. Ils se sont inscrits sur une liste d’attente pour un logement accessible et abordable, mais selon les estimations, ils auraient eu douze années d’attente avant de trouver un logement approprié. Le fils paralysé, qui doit être porté d’une pièce à l’autre parce les couloirs du logement sont trop étroits pour son fauteuil roulant, aurait alors eu vingt ans.

Dans la demande, Ansar précisait : « L’appartement est trop petit et trop encombré pour manœuvrer son fauteuil roulant. La plupart du temps, nous devons le laisser sur son lit dans sa chambre. »

Une autre partie requérante était Janice Arsenault. Pendant plusieurs années, elle a vécu heureuse dans un logement et dans un quartier agréable. Elle écrivait : « C’était le meilleur moment de ma vie. J’avais des logements sûrs, sécurisés et abordables. Mes enfants ont grandi dans l’amour et dans un environnement sain. J’avais un mari qui m’aimait et que j’aimais. »

Quand son mari est mort subitement après une chirurgie de routine, Janice et ses deux jeunes fils se sont retrouvés en situation d’itinérance. Logés tout d’abord chez des amis et chez des voisins, Janice et ses enfants ont couché sur des sofas pendant dix mois jusqu’à ce qu’ils ne soient plus les bienvenus. À court d’options, ils ont été obligés de se trouver une place dans un refuge.

La mort dans l’âme, Janice a dû envoyer ses enfants vivre avec ses parents à plus de 2 000 kilomètres de là puisque les refuges pour personnes en situation d’itinérance sont le plus souvent des endroits peu agréables ou se côtoient violence, punaises de lit et vols. Janice a fini à la rue.

Puis il y avait le cas de Jennifer Tanudjaja, une jeune mère monoparentale qui a été séparée de sa famille à l’âge de douze ans. C’était une étudiante universitaire avec d’excellentes notes qui avait de grands espoirs pour son avenir et celui de ses enfants. L’entièreté de son chèque d’aide sociale était déboursée sur le loyer de son quatre et demi à Toronto et elle essayait de subsister sur un avantage fiscal pour enfants. Ce dernier servait à nourrir la famille, à acheter des vêtements aux enfants et payer les frais de transport.

Dans son témoignage, Jennifer écrivit : « Si j’avais accès à une subvention pour le paiement du loyer, je n’aurais pas à m’inquiéter tout le temps pour le payer ni pour me payer ou non une passe de métro ni des livres scolaires. Je ne devrais pas avoir à me demander si j’ai assez d’argent pour amener mes fils à un rendez-vous médical ou si je peux me permettre de les nourrir avec des aliments sains. Je ne vivrais pas dans l’angoisse constante de risquer de me retrouver dans un refuge avec mes fils. »

Enfin il y avait Brian DuBourdieu, qui habitait les rues de Toronto. Ayant perdu son emploi lorsqu’il a été diagnostiqué d’un cancer, il avait fait une grave dépression. Sans revenu, il ne pouvait plus payer son loyer. Il a perdu son logement et, au moment de la requête, était sur une liste d’attente pour un logement abordable depuis quatre ans.

Brian avait écrit : « Un logement abordable me permettrait de changer complètement ma vie. La stabilité d’un logement me ferait éviter le stress constant que je ressens. Si j’étais capable de me nourrir convenablement, ma santé s’améliorerait et je me sentirais en sécurité, sans peur de me faire voler mes médicaments. Je suis convaincu que si je pouvais trouver un logement, je serais en mesure de soigner mes problèmes de santé mentale et de toxicomanie. Je finirais par trouver un emploi stable et contribuer de nouveau à la société. J’aimerais avoir un endroit pour me reposer. »

Les requérants ont envoyé des avis juridiques aux gouvernements provincial et fédéral. Ils ont soutenu que les agissements et le manque de volonté des gouvernements en matière de logement et d’itinérance violaient non seulement plusieurs traités internationaux auxquels le Canada est signataire, mais qu’ils contrevenaient également à deux sections de la Charte canadienne des droits et libertés, soit l’article 7 qui dit que « chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne », et l’article 15 selon lequel « tous ont droit à la même protection face à la discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques ».

La proposition de résolution présentée par les requérants était modérée : ils demandaient que les gouvernements fédéral et provinciaux travaillent ensemble pour concevoir, en consultation avec des groupes directement touchés, une stratégie nationale sur le logement. Ils tentaient d’obtenir des tribunaux une décision ordonnant aux gouvernements de veiller à ce que tous les Canadiens aient accès à un logement sûr et abordable.

 La crise de l’itinérance au Canada

Le logement est un droit humain fondamental. En dépit de cela, et après des décennies de coupes budgétaires dans le logement social et communautaire, le Canada connaît une crise du logement qui pousse un nombre grandissant de personnes à se retrouver dans l’itinérance. Sans logement, personne ne peut véritablement vivre dans la dignité. Et si nous concevons le logement comme étant un droit, c’est toute notre façon de voir l’itinérance qui s’en trouve modifiée.

Selon une étude récente sur les locataires faisant face à l’éviction, effectuée par la Commission sur la location immobilière de l’Ontario, dans la province la majorité des personnes perdent leur logement pour la simple raison qu’ils n’ont tout bonnement plus les moyens de payer leur loyer. Pauvreté et insécurité locative vont de pair. Trois quarts des locataires interrogés avaient un revenu inférieur au seuil de pauvreté et près de la moitié consacraient plus de 50 % de leur revenu mensuel au loyer, les plaçant à haut risque d’itinérance. Plus de 170 000 ménages ontariens sont sur des listes d’attente pour des logements subventionnés. La majorité des personnes vivant sous le seuil de la pauvreté se trouvent dans des habitations non subventionnées.

Selon une étude effectuée par une équipe de chercheurs en Colombie-Britannique intitulée The future of housing, des comparaisons peuvent être faites avec des situations ailleurs dans le monde. En Asie, Singapour et Hong Kong sont des chefs de file dans le domaine du logement social. Ce sont, respectivement, 76 % et 47 % de leurs résidents qui habitent dans des logements subventionnés par les institutions publiques. En Europe, la tradition de protection sociale et de logements subventionnés est aussi considérable : la Suède, le Danemark, les Pays-Bas et l’Autriche possèdent des parcs immobiliers subventionnés oscillant entre 23 % et 40 % du total des logements.

Dans ce contexte, la situation canadienne paraît choquante. Dans un pays aussi riche et dans lequel les hivers sont particulièrement cruels pour les sans-abri, il n’y a que 4 % de logements sociaux.

Cette crise de l’itinérance résulte directement du désinvestissement de l’État dans le secteur du logement au cours des 25 dernières années. Elle s’est accompagnée d’une baisse importante du nombre d’emplois stables et des réductions dans le financement des programmes sociaux. En Ontario, la réglementation en vigueur permet aux propriétaires d’effectuer des hausses de loyers sans contrôle, ce qui fait en sorte que les personnes à faible revenu sont poussées dans la précarité. Déplacés par la gentrification de leurs quartiers, ils sont aussi coincés avec un salaire minimum qui les maintient dans la pauvreté. Les personnes évincées n’ont bien souvent nulle part où aller.

Selon une étude publiée en 2014 par l’Observatoire canadien sur la pauvreté, ces politiques poussent annuellement 235 000 Canadiens à rejoindre les rangs des personnes qui se retrouvent dans l’itinérance « visible ». L’étude note également que plusieurs milliers d’autres personnes se retrouvent dans une itinérance « invisible » et que près d’une personne sur cinq éprouve des problèmes « extrêmes » d’accessibilité au logement. Les peuples autochtones sont les plus affectés, suivis des communautés racialisées, des familles monoparentales, des personnes âgées, des jeunes et des personnes ayant un handicap mental ou physique.

 Une situation récente

De nos jours, il est devenu normal de voir des personnes en situation d’itinérance dans les rues. Dans certains quartiers du pays, il est même devenu habituel d’enjamber des personnes qui dorment dans la rue. La crise est en train de devenir de plus en plus aiguë.

Mais ce ne fut pas toujours le cas. En 1973, le ministre fédéral des Affaires urbaines, Ron Basford, a déclaré que le logement était un droit social. Un droit qui incluait non seulement un logement, mais également le droit de vivre dans une communauté dans laquelle les personnes pouvaient vivre sainement et s’épanouir. À l’époque, le gouvernement avait agi en investissant dans la construction de logements abordables à travers le pays.

Vers la fin des années 1980, les gouvernements ont soudainement cessé de financer ces programmes. C’est à partir de ce moment que nous avons commencé à connaître la crise actuelle de l’itinérance au Canada. En 2009, dans un cri du cœur, Miloon Kothari, le Rapporteur spécial des Nations Unies pour le logement, a déclaré que la crise du logement et de l’itinérance était une « urgence nationale ».

Selon un rapport de 2013 sur l’état de l’itinérance au Canada, publié par le Réseau de recherche sur l’itinérance au Canada, les dépenses publiques pour des interventions urgentes en matière d’itinérance (hébergement d’urgence, services de santé, services sociaux et services correctionnels) ont coûté 7,05 milliards de dollars à l’État. Des logements adéquats pour tous, y compris des aides supplémentaires, lorsque nécessaires, coûteraient environ la moitié de ce montant.

Les données économiques ne montrent pas les coûts sociaux et sociétaux élevés que représente l’itinérance. Comme l’a noté le professeur Stephen Gaetz, nous pouvons faire le bon choix et du même coup économiser de l’argent.

 La campagne pour le droit au logement

Si nous concevons le logement comme étant un droit, c’est toute notre façon de voir l’itinérance qui s’en trouve modifiée. Plutôt que de voir l’itinérance comme un échec moral ou financier sur le plan individuel, pour le Centre ontarien des droits de locataires (ACTO) il s’agit d’un enjeu systémique, c’est-à-dire une condition que l’État a facilitée et acceptée en traitant le logement comme une marchandise au lieu de le traiter comme un besoin humain fondamental. En ce sens, l’État viole un droit humain important et cela doit changer.

En 2009, l’ACTO a lancé une campagne sur le logement et l’itinérance au Canada. La première étape au plan organisationnel fut de rassembler des organisations et des militants pour créer la Coalition pour le droit au logement (R2H), qui inclut des personnes en situation d’itinérance, des membres d’organisations communautaires, des universitaires et des avocats. La deuxième étape fut d’élaborer une base de revendication collective sur le droit au logement. Finalement, nous avons commencé à mettre sur pied la campagne pour que les gouvernements fédéral et provinciaux soient jugés devant la justice pour violation du droit au logement. C’est dans ce cadre que les cas des quatre personnes en situation d’itinérance citées ont été soumis au tribunal, une cause qui allait être connue sous le nom d’Affaire Tanudjaja.

 Une affaire classée

Ainsi, dans le cadre de cette démarche légale, le personnel et les bénévoles de l’ACTO ont commencé à rassembler les éléments de preuve requis pour le dossier. Malheureusement, les 10 000 pages de preuves, y compris les histoires des requérants, n’ont jamais été admises devant les tribunaux. Les gouvernements ont présenté une demande d’annulation de la requête. Aucune preuve n’est permise devant le tribunal dans une telle motion.

Pendant cinq ans l’ACTO a contesté ce refus d’accès à la justice, tout comme l’exclusion des groupes déjà marginalisés par les gouvernements fédéral et provincial. De nombreux intervenants sont également venus offrir leur soutien aux requérants, que ce soit Amnistie Internationale ou des groupes ontariens comme la Couleur de la pauvreté (qui lutte contre la racialisation de la pauvreté) et la Pivot Legal Society (qui lutte contre l’exclusion et la pauvreté). Suite au refus de la Cour suprême du Canada de se prononcer contre cette injustice, le dossier a dû être fermé.

 Est-ce une défaite?

 Amener un cas en justice représente souvent une option de dernier recours dans une stratégie de militance. Pour la coalition, il ne s’agissait que d’une piste, d’autres modes d’action de mobilisation plus traditionnels sont aussi en cours.

Ainsi, les membres de la coalition ont participé à des manifestations avec des groupes d’un bout à l’autre du pays pour exiger des logements abordables. Ils ont participé à des campagnes de cartes postales pour exiger que le logement soit reconnu comme un droit humain, tout en organisant des ateliers sur le droit au logement destinés à des étudiants et à des organismes communautaires. Deux projets de loi ont été présentés au Parlement fédéral dans le but de créer une stratégie nationale sur le logement, qui était justement la solution recherchée devant les tribunaux. En février 2016, des démarches ont été entreprises à Genève pour présenter des observations au Comité des droits économiques, culturels et sociaux de l’ONU à propos de l’accès à la justice, la crise de l’itinérance et l’importance de faire reconnaître le logement comme un droit humain au Canada. Dans son rapport sur le dossier, ce comité s’est déclaré profondément préoccupé par la crise croissante au Canada et par l’absence de stratégie fédérale en matière de logement.

En octobre 2016, les Canadiens ont élu un gouvernement libéral qui reconnaît que le logement est un droit humain. Le gouvernement a effectué une consultation à travers le pays dans le but d’élaborer une stratégie qui devrait être publiée en novembre 2018. La coalition R2H espère que la stratégie reconnaîtra enfin le droit au logement. De plus, nous espérons que le gouvernement fédéral accordera des fonds suffisants pour exercer ce droit.

 Pourquoi le droit au logement est-il si important?

Parmi les témoins experts du dossier R2H se trouvait Linda Chamberlain, une femme qui a connu des situations d’itinérance sur une période de près de 35 ans. Pour elle, l’importance du droit à un logement adéquat pour tous se résume ainsi :

Quand j’ai obtenu mon logement subventionné, j’ai eu l’impression de me réveiller d’une grande torpeur pour la première fois de ma vie. J’avais 47 ans. Après trente ans de vie dans des refuges, dans la rue ou dans des maisons de chambres j’avais enfin un logement, mon espace à moi, et un sentiment de sécurité. Au début, je pensais que c’était une erreur. Que je n’étais pas assez bonne. Que c’était trop beau pour être vrai. Je n’ai pas déballé mes affaires la première année parce que j’avais tellement peur de ne pas pouvoir rester.

La coalition R2H considère que chaque Canadien devrait avoir un logement sûr, abordable et pouvoir vivre en sécurité. Tout commence par le logement.

Tracy Heffernan
Directrice provinciale (TDCP) – Avocate
Centre ontarien des droits de locataires (ACTO)
Programme des avocats de service au Tribunal du logement

Vers une reconnaissance formelle du droit au logement